Dix

« Chris Carmody ? Vous êtes venu à pied, ou quoi ? Ôtez cette neige de vos habits et entrez. Je suis Charlie Grogan. »

L’ingénieur en chef de l’Allée de l’Observatoire, un homme de grande taille plus robuste que gras, tendit une main épaisse à Chris. Pas le moindre début de calvitie, cheveux blancs sur les tempes. Sûr de lui mais sans agressivité. « En fait, dit Chris, ouais, je suis venu à pied.

— Pas de voiture ? »

Pas de voiture, et il était arrivé à Blind Lake sans vêtements d’hiver. Même le pardessus non doublé qu’il portait ne lui appartenait pas. La neige avait tendance à y entrer par le col.

« Travailler dans un bâtiment sans fenêtres vous rend attentif aux indices sur le temps qu’il fait à l’extérieur, expliqua Grogan. La tempête de neige dure toujours ?

— Ça tombe plutôt épais.

— Ah. Eh bien, vous savez, en décembre, il faut s’attendre à un peu de neige, dans la région. On a eu de la chance de passer Thanksgiving sans plus de cinq centimètres. Accrochez votre manteau par là. Enlevez aussi vos chaussures. On a des petites pantoufles en caoutchouc, prenez-en une paire sur l’étagère. C’est un enregistreur vocal que vous avez là ?

— Tout à fait.

— Ça signifie que l’interview est déjà commencée ?

— À moins que vous ne me disiez de l’éteindre.

— Non, on est là pour ça, j’imagine. Je craignais que vous ne souhaitiez parler de la quarantaine… Je n’en sais pas plus qu’un autre sur le sujet. Mais Ari Weingart m’a dit que vous travaillez sur un livre.

— Un grand article pour un magazine. Peut-être un livre. Ça dépend.

— De si on nous laisse ressortir un jour ?

— Et de s’il y a toujours un public pour le lire.

— C’est comme si on jouait à faire semblant, vous ne trouvez pas ? Semblant de vivre dans un monde sain d’esprit. Ou d’avoir des boulots qui servent à quelque chose.

— Appelez ça un acte de foi, dit Chris.

— Ce que je suis disposé à faire – mon acte de foi à moi, si vous voulez –, c’est vous montrer l’Allée et vous parler de son histoire. Ça vous convient ?

— Ça me convient tout à fait, M. Grogan.

— Appelez-moi Charlie. Vous avez déjà écrit un livre, je crois ?

— En effet.

— Ouais, j’en ai entendu parler. Un bouquin sur Ted Galliano, le biologiste. De la diffamation, d’après certains.

— Vous l’avez lu ?

— Non, et sans vouloir vous offenser, je n’en ai pas l’intention. On m’a présenté à Galliano à une conférence sur l’informatique bioquantique. C’était peut-être un génie dans le domaine des antiviraux, mais c’était aussi un sacré con. La célébrité, parfois, ça vous monte à la tête. Tout ce qui l’intéressait, c’était de parler aux médias ou à de gros investisseurs.

— Je crois qu’il avait besoin qu’on le prenne pour un héros, à tort ou à raison. Mais je ne suis pas venu parler de Galliano.

— Je voulais juste détendre l’atmosphère. Je ne vous tiens pas rigueur de votre livre. Si Galliano a décidé de passer par dessus cette falaise à moto, ce n’était sûrement pas votre faute.

— Merci. On commence la visite ? »

 

L’Œil était une copie de l’installation de Crossbank, que Chris avait visitée aussi. Du moins, il y avait identité structurelle, les différences restant limitées aux détails : les noms sur les portes, la couleur des murs. On avait installé peu auparavant un timide décor de saison : une guirlande de papier crépon vert et rouge au-dessus de l’entrée de la cafétéria et une couronne de papier avec une menora dans la bibliothèque du personnel.

Les lunettes de Charlie Grogan lui montraient des choses que Chris ne pouvait pas voir, des petites sources de données locales l’informant de qui se trouvait dans tel ou tel bureau, et lorsqu’ils passèrent devant une porte marquée ENDOSTATIQUES, Charlie échangea quelques mots (par laryngophone) avec la personne à l’intérieur. « Salut Ellie… on se rend utile… nan, Boomer va bien, merci pour lui…

— Boomer ? demanda Chris.

— Mon chien. Boomer se fait vieux. »

Ils descendirent plusieurs étages en ascenseur, s’enfonçant dans l’environnement contrôlé du cœur de l’Allée. « On va vous mettre une combinaison et vous faire entrer dans les piles », annonça Charlie, mais une lumière rouge clignotait au-dessus de la large porte marquée MATÉRIEL STÉRILE dont ils approchaient. « Maintenance non planifiée, expliqua Charlie. Interdit aux touristes. Ça vous gêne d’attendre une heure ou deux ?

— Pas si on peut parler. »

Chris retourna dans la cafétéria avec l’ingénieur en chef. Charlie n’avait pas déjeuné, Chris non plus, d’ailleurs. La nourriture disponible sur les tables chaudes était la même qu’au centre communautaire, les mêmes riz pilaf, poulet au curry et sandwiches sous emballages préfabriqués livrés chaque semaine par le même camion noir. L’ingénieur attrapa un sandwich au jambon et pain de seigle. Chris, qui n’avait pas encore récupéré de sa marche dans la neige, préféra un plat chaud. Une agréable et chaleureuse atmosphère régnait dans la cafétéria, dont la cuisine exhalait une odeur riche, rassurante.

« Ça fait un sacré bout de temps que je suis dans ce métier, dit Charlie. Non qu’il y ait des novices à Blind Lake, à part les étudiants de troisième cycle qui passent par ici. Ari vous a dit que j’étais à Berkeley Lab avec le Dr Gupta ? »

Tommy Gupta avait effectué un travail novateur sur les architectures neuronales à évolution spontanée et les interfaces quantiques. « Vous deviez être étudiant.

— Ouaip. Et merci de l’avoir remarqué. C’était à l’époque où on utilisait des puces Butov comme éléments logiques. Une époque intéressante, même si personne ne savait au juste à quel point cela allait devenir intéressant.

— L’application astronomique, dit Chris. Vous étiez dessus aussi ?

— Un peu. Mais de toute évidence, on ne s’attendait pas à tout cela. »

En vérité, Chris n’avait pas besoin qu’il lui raconte cette histoire bien connue dont tout journaliste d’astronomie générale et de vulgarisation scientifique avait raconté une version ou une autre au cours des quelques années précédentes. Ce n’est guère que le dernier chapitre de l’ambition humaine, en fait, se dit-il : voir ce qu’on ne peut voir, embelli par la technologie du XXIe siècle. Cela avait commencé quand la première génération des observatoires spatiaux lancés par la Nasa, les soi-disant Découvreurs de Planètes Terrestres, avaient repéré trois planètes a priori semblables à la Terre en orbite autour d’étoiles proches comparables au soleil. Les DPT engendrèrent les interféromètres à haute définition, qui engendrèrent le plus grand de tous les projets d’interféromètre optique, l’Ensemble Galilée, six engins spatiaux automatisés, petits mais complexes, placés au-delà de l’orbite jovienne et interconnectés afin de créer un télescope virtuel d’un immense pouvoir de résolution. L’Ensemble Galilée, disait-on alors, pouvait dresser la carte des continents de mondes situés à des centaines de milliers d’années-lumière.

Et cela avait fonctionné. Un certain temps. Puis la télémétrie de l’Ensemble avait commencé à se dégrader.

Une lente mais inéluctable diminution du signal s’était produite en quelques mois. Après une enquête approfondie, la Nasa avait localisé la source du problème, qu’elle attribuait à quelques lignes de code boguées enfouies si profond dans l’architecture embarquée de Galilée qu’on ne pouvait pas les remplacer. La Nasa avait assumé ce risque dès le début. L’Ensemble était à la fois complexe et absolument inaccessible. On ne pouvait le réparer sur place. Un triomphe technologique allait devenir une plaisanterie d’un coût insensé.

« La Nasa n’avait pas de processeur O/BEC, à l’époque, dit Charlie, mais Gencorp lui a offert du temps sur son unité.

— Vous avez travaillé à Gencorp ?

— J’ai pouponné leur matériel, ouais. Gencorp obtenait de bons résultats en protéinomique. On pouvait faire la même chose avec un ensemble quantique standard, bien entendu. Les ingénieurs trouvaient les O/BEC trop compliqués et imprévisibles, ils les considéraient comme un bricolage extravagant… Comme un aspirateur avec un appendice, disaient les gens. Mais on ne peut pas rivaliser avec des résultats. Gencorp en obtenait plus vite avec une machine O/BEC que le Massachusetts Institute of Technology n’arrivait à en obtenir avec une installation BEC classique. Et des résultats qui faisaient froid dans le dos.

— Comment ça ?

— Inattendus. Contraires à l’intuition. Tous ceux qui s’y connaissent en autoprogrammation adaptative vous diront que ce n’est pas la même chose que de faire fonctionner des BEC de base, et déjà les BEC peuvent être plutôt bizarres. Je n’ai pas vraiment le droit de le dire, vu que je suis censé être un type pondéré qui s’en tient aux faits, mais un O/BEC pense de manière vraiment étrange. Encore que cette explication en vaut une autre, vu que personne ne sait vraiment pourquoi une architecture organique ouverte surpasse un processeur BEC seul. C’est ce putain de ghost in the machine, si je puis dire. Et ce que nous faisons dans la fosse ne se limite pas à des ampères et des volts. Nous nous occupons de quelque chose de presque vivant. Avec ses bons et ses mauvais jours… »

Charlie s’interrompit, comme s’il prenait soudain conscience d’avoir quitté le domaine de l’ingénierie. Il ne veut pas que je cite cela, comprit Chris. « Donc, vous avez accompagné le processeur O/BEC à la Nasa ?

— La Nasa a fini par acheter quelques cylindres à Gencorp. Je faisais partie du lot. Mais c’est une autre histoire. Vous comprenez, à la base, le problème était qu’au fur et à mesure de l’affaiblissement du signal produit par Galilée, il devenait de plus en plus difficile de séparer le signal du bruit. Notre boulot consistait à extraire ce signal, à le débusquer, à le soustraire de tous les parasites radio aléatoires vomis par l’univers. Quand les gens me demandent : “Alors, comment vous avez fait ?”, je suis bien obligé de leur répondre qu’on ne l’a pas fait, personne ne l’a fait, on s’est contentés de soumettre le problème aux O/BEC et de leur laisser générer des réponses préliminaires qu’on a cultivées pour le succès… des centaines de milliers de générations par seconde, comme une grande course invisible à l’évolution darwinienne, la survie du plus apte, avec comme définition de l’aptitude le succès dans l’extraction d’un signal à partir de données bruitées. Du code qui écrit du code qui écrit du code, et du code qui flétrit et meurt. Davantage de générations que la vie humaine n’en a connu sur Terre, presque davantage que la vie sur Terre tout court. Des nombres qui s’autocomplexifient comme l’ADN. La beauté de la chose réside dans son imprédictibilité, vous comprenez ?

— Je crois », répondit Chris. L’éloquence de Charlie lui plaisait. Il avait toujours aimé voir apparaître des signes de passion dans ses interviews.

« Je veux dire, nous avons créé quelque chose d’à la fois magnifique et mystérieux. Très magnifique. Très mystérieux.

— Et cela a fonctionné, dit Chris. Des signaux ont pu être extraits du bruit.

— Le monde entier sait que cela a fonctionné. Bien entendu, on n’en était pas sûrs nous-mêmes, pas pendant que cela se produisait. On disposait de quelques événements-seuils, comme on les appelait. On avait presque tout perdu. On avait une bonne image bien propre, puis on commençait à la perdre, presque pixel par pixel. Le bruit l’emportait. Perte d’intelligibilité. Mais chaque fois, les O/BEC la récupéraient. Sans qu’on intervienne, vous comprenez. Ça rendait les matheux fous, parce que de toute évidence, il y a un niveau où on ne peut tout simplement pas extraire un signal qui en soit vraiment un, il y a trop de perte, mais les machines arrivaient toujours à le récupérer, comme on sort un lapin d’un chapeau, hop, jusqu’à ce qu’un jour…

— Un jour ?

— Jusqu’à ce qu’un jour un type en costume entre dans le labo pour nous dire : “Les gars, la hiérarchie l’a confirmé : l’Ensemble Galilée vient juste de cesser toute émission, il vient de s’arrêter complètement, préparez-vous à fermer boutique et a rentrer chez vous.” Et ma patronne de l’époque – Kelly Hetcher, elle est à Crossbank, maintenant – s’est détournée de son moniteur pour répondre : Eh bien, peut-être qu’il s’est arrêté, mais nous, en tout cas, on continue à produire des données.” »

Charlie termina son sandwich, s’essuya la bouche et repoussa sa chaise. « On peut sans doute aller dans les piles, maintenant. »

 

À Crossbank, Chris avait visité les O/BEC du niveau de la galerie. On ne l’avait pas invité dans les rouages.

La combinaison stérile était aussi confortable qu’elle pouvait l’être – alimentée en air frais et avec une large visière transparente – mais Chris se sentit quand même un peu claustrophobe à l’intérieur. Charlie lui fit franchir une porte d’accès et il se retrouva dans le silence inquiétant de la chambre O/BEC. Les cylindres recouverts d’émail blanc, de la taille d’un camion, étaient suspendus à des plates-formes d’isolation qui absorbaient toutes les vibrations du sol jusqu’au niveau d’un petit tremblement de terre. Des machines étranges, délicates.

« Ça pourrait s’arrêter n’importe quand, murmura Chris.

— Pardon ?

— C’est ce que m’a dit un ingénieur à Crossbank. Qu’il aimait cette urgence, ce travail avec un processus qui pourrait s’arrêter n’importe quand.

— Oui, cela fait partie du charme. On s’occupe de technologies d’un ordre tout à fait nouveau. » Charlie enjamba un faisceau de câbles isolés au Téflon. « Ces machines observent des planètes, mais dix ans après cette première connexion de la Nasa, on ne sait toujours pas comment elles s’y prennent. »

— Ni même si elles observent vraiment des planètes, songea Chris. Une frange de sceptiques purs et durs croyait qu’il n’y avait pas la moindre donnée authentique derrière les images, que les O/BEC se contentaient de… eh bien, de rêver.

« Donc, dit Charlie, on a vraiment deux projets de recherche en même temps : Hubble Plaza essaye de trier les données, et ici on tente de comprendre comment on obtient les données. Mais on ne peut pas regarder de trop près. On ne peut pas démonter les O/BEC, les arroser de rayons X ou quoi que ce soit d’aussi agressif. En mesurer un, c’est le casser. Blind Lake ne se contente pas de dupliquer l’installation de Crossbank : il a fallu faire accomplir à nos machines le même processus de développement, sauf qu’on a utilisé les vieux interféromètres haute définition à la place de l’Ensemble Galilée, en abaissant délibérément la force du signal jusqu’à ce que les machines chopent le truc, quel qu’il soit. Il n’y a que deux installations de ce genre dans le monde, et toutes les tentatives d’en créer une troisième ont systématiquement échoué. On est en équilibre sur la pointe d’une épingle. C’est de ça que vous parlait ce type à Crossbank. Quelque chose de vraiment étrange et merveilleux se passe ici, et on n’y comprend rien. Tout ce qu’on peut faire, c’est le pouponner en espérant qu’il ne va pas en avoir assez et s’éteindre tout seul. Ça pourrait s’arrêter n’importe quand. Bien entendu. Et pour n’importe quelle raison. »

Il conduisit Chris au-delà du dernier cylindre O/BEC et par une série de chambres jusqu’à une pièce dans laquelle ils ôtèrent leurs combinaisons stériles.

« La chose à retenir, dit Charlie, c’est qu’on n’a pas conçu ces machines pour faire ce qu’elles font. Il n’y a pas un processus linéaire, pas de A puis B puis C. On les met juste en mouvement. On définit les buts et on les met en mouvement, et ce qu’il se passe ensuite est un acte de Dieu. » Il plia sommairement les combinaisons et les laissa sur une étagère pour qu’on les nettoie.

 

Charlie lui fit traverser le secteur le plus actif de l’Allée, deux immenses chambres aux murs recouverts de surface vidéo, des pièces pleines d’hommes et de femmes penchés sur des bureaux reconfigurables. Cela rappela à Chris les vieilles installations de la Nasa. « On dirait le centre de contrôle à Houston.

— Je pense bien. La Nasa contrôlait l’Ensemble Galilée avec des interfaces de ce genre. Lorsque les problèmes ont empiré au point d’en devenir ingérables, elle a fait passer les données dans les O/BEC. C’est là qu’on parle aux cylindres d’alignement, de profondeur de champ, de facteurs de grossissement et autres paramètre du même acabit. »

Jusqu’au plus petit détail. Un moniteur sur le mur opposé montrait des images vidéo non montées. Homardville. Sauf qu’Élaine avait raison : ce nom ne convenait pas du tout. Les aborigènes ne ressemblaient pas le moins du monde à des homards, sauf peut-être par leur peau à la texture grossière. En fait, Chris leur avait souvent trouvé quelque chose de bovin, avec leur lente indifférence et leurs grands yeux vides en boules de billard.

Le Sujet se trouvait dans une assemblée de nourriture, tout au fond d’un puits de nourriture mal éclairé. Il y avait des pousses moussues et des épluchures de légumes partout, et des espèces d’asticots qui rampaient dans les déchets humides. Regarder ces « homards » manger, pensa Chris, vous coupe l’appétit pour un bon moment. Il se tourna vers Charlie Grogan.

« Ouais, dit celui-ci, ça pourrait s’arrêter n’importe quand, pour sûr. Vous logez au centre communautaire, m’a dit Ari ?

— Pour le moment, du moins.

— Je vous reconduis ? J’ai pour ainsi dire fini ma journée de travail. »

Chris jeta un coup d’œil à sa montre. Presque 17 heures. « Ça vaudra mieux que de marcher.

— Si le chasse-neige est passé. »

 

Il était tombé cinq ou six centimètres de neige fraîche pendant que Chris se trouvait dans l’Œil. Le vent, qui avait forci, fit reculer Chris dès qu’il mit le pied dehors. Chris était né et avait grandi en Californie du Sud, et malgré tout le temps qu’il avait passé dans l’est du pays, la rigueur de ces journées hivernales continuait à le surprendre. Ce n’était pas juste du mauvais temps, c’était du temps qui pouvait vous tuer. Partez dans la mauvaise direction, perdez-vous, et vous mourrez d’hypothermie avant l’aube.

« L’hiver est mauvais, cette année, admit Charlie. À cause de la calotte glaciaire qui diminue et envoie de l’eau glacée dans le Pacifique, à ce qu’on dit. Il y a des fronts de très haute pression qui arrivent du Canada. On s’y habitue, au bout d’un moment. »

Peut-être, se dit Chris. Comme on s’habitue à vivre en état de siège.

Charlie Grogan avait garé sa voiture dans le parking couvert, branchée sur une prise de recharge. Chris se glissa avec gratitude sur le siège passager. C’était une voiture de célibataire : la banquette arrière débordait de vieux journaux QCES et de jouets pour chien. Dès que Charlie sortit du parking, les pneus dérapèrent sur la neige compressée et la voiture chassa avant d’arriver enfin à accrocher l’asphalte. Telles des sentinelles drapées de tourbillons de neige, des colonnes de microlampes au soufre marquaient d’une lumière crue le chemin conduisant à la route principale.

« Ça pourrait s’arrêter n’importe quand, dit Chris. Un peu comme la quarantaine. Elle pourrait s’arrêter. Mais elle ne s’arrête pas.

— Vous avez éteint votre petit magnétophone ou pas encore ?

— Oui. Est-ce que cela fait partie de l’interview, vous voulez dire ? Non, on discute juste.

— De la part d’un journaliste…

— Je ne travaille pas pour les torchons. Promis, je radote, rien de plus. On peut parler du temps, si vous préférez.

— Je ne voulais pas vous insulter.

— Je ne me sens pas insulté.

— Cette histoire avec Galliano vous a un peu grillé, pas vrai ? »

Qui harcelait l’autre, maintenant ? Chris avait cependant l’impression de devoir à cet homme une réponse honnête. « Je ne sais pas si on peut le dire comme ça.

— J’imagine que raconter des choses peu flatteuses sur un héros national n’est pas sans risques.

— Je ne cherchais pas à ternir sa réputation. Elle est en grande partie méritée. » Tous les journaux avaient parlé de Ted Galliano vingt ans plus tôt lorsqu’il avait breveté une nouvelle famille d’antiviraux à large spectre. Il avait aussi fait fortune en fondant un trust pharmaceutique nouvelle génération pour exploiter ces brevets. Galliano était le prototype du savant-entrepreneur du XXIe siècle, tout comme Edison ou Marconi au dix-neuvième, produits eux aussi de l’environnement commercial de leur époque. Brillant, tout comme Edison et Marconi, il était lui aussi devenu un héros national. Il avait attiré à lui les meilleurs spécialistes de génomique et de protéinomique. Un enfant venant au monde dans le Commonwealth Continental pouvait désormais espérer atteindre, voire dépasser les cent ans, en grande partie grâce aux médicaments antiviraux et antigériatriques de Galliano.

Ce que Chris avait découvert, c’était que Galliano était un homme d’affaires impitoyable et parfois sans scrupule – comme Edison avant lui. Il avait fait pression sur Washington pour une protection étendue des brevets ; il avait évincé ou absorbé des concurrents par l’intermédiaire de fusions ou de leviers financiers aussi douteux les uns que les autres ; pire, Chris avait découvert plusieurs informateurs convaincus que Galliano s’était livré à des manipulations de valeurs boursières manifestement illégales. Son dernier gros effort publicitaire avait porté sur un vaccin génomique contre la plaque artério-sclérotique – jamais mis au point mais très discuté – et cet espoir avait hissé le cours des actions Galtech à des cours vertigineux. La bulle avait fini par éclater, mais pas avant que Galliano et ses amis n’aient pris leurs bénéfices.

« Vous pouviez prouver tout ça ?

— En fin de compte, non. De toute manière, je n’y pense pas comme à une biographie à scandale. C’était bel et bien un brillant scientifique. Quand le bouquin est sorti, il a d’abord suscité de bonnes réactions, certaines juste schadenfreude – les riches ont des ennemis –, d’autres plus équilibrées. Puis Galliano a eu son accident, ou s’est suicidé, tout dépend qui vous écoutez, et sa famille a monté le livre en épingle. Le Vil Journaliste Pousse le Bienfaiteur à la Mort. Ça aussi, ça fait une chouette histoire.

— Vous êtes allé au tribunal, non ?

— J’ai témoigné lors d’une enquête parlementaire.

— Il m’semblait bien avoir lu quelque chose là-dessus.

— Ils ont menacé de m’expédier en prison pour outrage. Parce que je refusais de dévoiler mes sources. Cela n’aurait rien changé, de toute manière. Mes informateurs sont tous des personnalités publiques bien connues qui, au moment de l’enquête, avaient publié des communiqués prenant parti pour les héritiers de Galliano. À cette époque, l’opinion publique considérait Galliano comme un saint mort. Personne ne veut pratiquer d’autopsie sur un saint mort.

— Pas de chance, dit Charlie. Ou mauvais timing. »

Chris regarda les rideaux de neige derrière la fenêtre passager, la neige piégée sur les surfaces exposées de la voiture, la neige qui s’entassait derrière les rétroviseurs. « Ou manque de discernement. Je me battais contre un des plus grands moulins à vent de la planète. J’étais naïf quant à la manière dont marchait le monde.

— Ouais. » Charlie garda un moment le silence. « Mais là, vous avez une bonne histoire. L’histoire de la quarantaine de Blind Lake, vue de l’intérieur.

— Pour peu que l’un de nous ait la possibilité de la raconter un jour.

— Je vous dépose devant le centre communautaire ?

— Si ce n’est pas un trop grand détour pour vous.

— Je ne suis pas pressé. Même si Boomer doit commencer à avoir faim. Je croyais qu’on vous logeait tous chez l’habitant, les visiteurs.

— Je suis sur liste d’attente. J’ai un rendez-vous demain, d’ailleurs.

— Chez qui ils vous installent ?

— Un certain Dr Hauser.

— Marguerite Hauser ? » Charlie eut un sourire énigmatique. « Faut croire qu’ils regroupent les parias.

— Les parias ?

— Oubliez ce que je viens de dire. Je ne devrais pas parler de la politique de Hubble Plaza. Hé, Chris, vous savez ce qu’il y a de bien avec Boomer, mon chien ?

— Quoi ?

— Il n’a pas la moindre idée qu’on est en quarantaine. Il ne le sait pas et il s’en fiche, du moment qu’on le nourrit à intervalles réguliers. »

Le petit veinard, pensa Chris.

 

Blind Lake
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